Article - Existe-t-il encore des champions industriels nationaux ?

Publié le 07/01/2019 - Par Daniel Fleutôt

Il n’y a pas de définition officielle du champion industriel national. Les économistes parlent souvent, pour qualifier les champions nationaux, de grandes entreprises nationales compétitives à l’international, potentiellement capables de participer au développement de leur pays d’origine et qui bénéficient d’une forme de traitement favorable de la part du pouvoir politique. Les relations entre champions nationaux, compétitivité, patriotisme économique ainsi que liberté des grandes entreprises et puissance publique sont complexes. Si les champions industriels nationaux ne sont pas nouveaux, leurs réalités ont évolué au regard du capitalisme mondialisé et des stratégies des grandes entreprises. Les champions industriels nationaux sont-ils encore un modèle d’économie industrielle à suivre et à appliquer ou alors est-il obsolète ?

Une longue tradition de recherche de concentration et d’indépendance industrielles nationales

Lors de la révolution industrielle (du milieu du xviiie siècle à la veille de la Première Guerre mondiale), le développement industriel des principaux pays a reposé en partie sur des grandes entreprises, le plus souvent familiales, soutenues et encouragées par l’État. Certes, la grande entreprise nationale n’est pas nouvelle car elle a pu exister auparavant. En effet, en France, par exemple, l’instauration par J.-B. Colbert, au milieu du XVIIe siècle, des manufactures royales (Manufacture royale de glaces de miroirs qui deviendra, par la suite, Saint-Gobain ou encore la Manufacture royale des Gobelins pour la tapisserie). D’ailleurs, la période mercantiliste (du XVIe siècle au milieu du xviiie siècle) voit naître, dans une logique de colonisation maritime, de grandes entreprises nationales [la Compagnie britannique des Indes orientales (1600) ou encore les Compagnies coloniales françaises et parmi elles, la Compagnie française des Indes occidentales (1664)]. Cependant, comme le souligne P. Verley dans ses études, les petites et moyennes entreprises (PME) sont présentes lors de la première révolution industrielle et les grandes entreprises nationales se concentrent dans les secteurs situés en amont du processus industriel, à forte intensité capitalistique et en main-d’œuvre, alors que la petite entreprise se situe plus en aval. Au XIXe siècle, la France n’est pas vraiment l’exemple de pays où la grande taille des entreprises nationales domine.

C’est plutôt du côté des pays dits « neufs » (Allemagne, États-Unis, Japon) que les champions industriels nationaux vont apparaître et jouer un rôle déterminant dans le rattrapage industriel de ces pays, dans la seconde moitié du xixe siècle. Le tout nouvel État allemand (1871) va soutenir massivement les grandes entreprises industrielles ainsi que les grandes banques dans ce triptyque (industrie, banques et État) que certains appellent le « modèle social allemand ». Les champions industriels allemands sont au cœur de la puissance industrielle allemande et à l’origine de son rattrapage en moins d’un demi-siècle. Des entreprises comme Krupp ou Thyssen (sidérurgie, métallurgie), Siemens et AEG (électricité), Bayer et BASF (chimie) ou encore la Deutsche Bank vont devenir des entreprises de très grande taille, soutenues par l’État (cartels et konzerns) et orientées vers le développement économique national. La politique protectionniste d’O. von Bismarck, à partir de 1879, ira aussi dans ce sens. Au Japon, l’ère industrielle nouvelle qui s’ouvre en 1868, avec l’arrivée au pouvoir de l’empereur Meiji, va aussi reposer sur des grands groupes nationaux. Le pouvoir va, dans un premier temps, prendre en charge le développement industriel (nationalisations) pour accorder, dans les années 1880, le pouvoir industriel aux riches familles (Mitsui, Mitsubishi, Sumitomo, Yasuda…). Ainsi, le capitalisme japonais naissant repose sur une concentration forte des entreprises industrielles (les zaibatsus) aux objectifs de développement et de rattrapage nationaux. Enfin, du côté des États-Unis, si l’État n’intervient pas directement dans la formation du tissu industriel, il crée toutes les conditions à la formation de grands groupes axés sur le développement industriel national en laissant faire le marché et en protégeant le marché national (tarifs McKinley en 1890, tarifs Dingley en 1897). Ainsi, le capitalisme américain de la fin du XIXe siècle est marqué par un degré élevé de concentration, voire par des situations de monopole comme pour la Standard Oil Company (que le gouvernement américain tentera de démanteler en 1890 avec le Sherman Act). Des entreprises comme DuPont de Nemours (chimie), General Electric (matériel électrique, T. Edison), Carnegie (acier) ou encore Ford (automobile) vont être les champions nationaux américains et les symboles de la réussite industrielle américaine à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Cependant, la période qui va donner une nouvelle et une plus grande dimension aux champions industriels nationaux est celle des Trente Glorieuses.

L’ancien et le nouvel âge d’or des champions industriels nationaux

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les champions industriels nationaux ont été les fers de lance de beaucoup de politiques industrielles. Le cas de la France est particulièrement représentatif de cette politique industrielle orchestrée par et autour des champions nationaux. Plusieurs étapes de cette politique industrielle peuvent être retenues. La première est celle des nationalisations de 1944 à 1948. L’État prend en charge des entreprises qui deviendront, par la suite, des leaders nationaux: Air France, EDF-GDF, RATP, les Charbonnages de France… Ces champions industriels ont permis, en grande partie, la reconstruction dans un cadre d’économie planifiée. La deuxième étape débute avec le retour du général de Gaulle, en 1958, qui mettra véritablement en place une politique industrielle du champion national. Avec l’entrée dans le Marché commun (traité de Rome, 1957), l’industrie française de taille moyenne va devoir faire face à l’ouverture des marchés et à la concurrence des entreprises, en particulier allemande, qui sont de dimensions plus importantes. De Gaulle va orienter sa politique industrielle autour de plusieurs pôles : la planification, les grands projets et l’augmentation de la taille des grandes entreprises nationales. L’incitation fiscale aux rapprochements entre groupes nationaux en sera l’outil principal afin d’atteindre une taille critique permettant d’affronter la concurrence internationale et, surtout, européenne. Une troisième étape s’ouvre avec la crise de 1973 et l’arrivée de V. Giscard d’Estaing (1974). Les champions industriels français semblent pris en tenaille entre les groupes industriels des pays développés (États-Unis, Allemagne…), qui ont une avance technologique, et ceux des nouveaux pays industrialisés asiatiques (Japon, Corée du sud…) qui ont des coûts salariaux plus faibles. À partir de là, la politique des champions nationaux va se déliter (politique de créneaux). Certes, il y aura bien une volonté de renouer avec ce passé industriel, en 1982, avec les nationalisations de François Mitterrand mais, rapidement, la politique des champions industriels nationaux sur base étatique se perd pour laisser place à une politique de privatisations (1986). Par la suite, les champions industriels nationaux français vont se restructurer, grossir (fusions/acquisitions) et devenir des champions internationaux privés. Mais, le cordon ombilical entre l’État et les champions s’est, pour le moins, distendu, voire a disparu. Les champions industriels nationaux français ne sont désormais plus publics, à l’exception de quelques-uns (SNCF, Areva, EDF…). Les champions industriels nationaux, au cours des Trente Glorieuses, ne sont pas que français. D’autres pays ont fait reposer leur réussite industrielle sur une politique industrielle similaire: le Japon, la Corée du sud… Beaucoup de pays émergents récents ont aussi misé sur les champions nationaux. Les cas de la Chine ou de l’Inde sont particulièrement représentatifs. Par exemple, en 2014, le gouvernement chinois a rapproché deux entreprises publiques, dans le secteur ferroviaire, pour constituer le 3e groupe mondial avec le China Railway Rolling Stock Corporation (CRRC), entreprise d’État de 180.000 employés lancée dans la course aux marchés internationaux.

Les champions industriels sont-ils toujours industriels et sont-ils toujours nationaux ?

Aujourd’hui, s’il y a des champions nationaux, ils ne sont pas, loin de là, qu’industriels. En effet, beaucoup de très grandes entreprises mondiales se situent dans les services, et tout d’abord, dans les services bancaires et financiers. Des groupes comme BNP-Paribas, HSBC ou encore ICBC (Industrial and Commercial Bank of China, qui est devenue la première banque mondiale) apparaissent comme des champions nationaux avec le plus souvent une tradition historique très nationale et un soutien de la puissance publique (l’État chinois reste le principal actionnaire d’ICBC). D’ailleurs, le secteur bancaire est celui dans lequel les logiques nationales semblent encore l’emporter avec une recherche permanente d’économie d’échelle et de concentration. Dans le domaine culturel, la constitution de géants nationaux cherche à imposer des normes de consommation culturelle (par exemple dans le cinéma avec le poids des grands groupes américains comme Time Warner, Universal…).

Dans le domaine des NTIC, la révolution numérique a vu naître des géants nationaux, en particulier américains avec les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft). Ainsi, les champions nationaux ne sont pas qu’industriels, ils se trouvent de plus en plus dans les services même si, parfois, la frontière entre services et industrie devient très floue (Apple est-elle une entreprise de services ou industrielle?). Du côté des grands groupes industriels, l’installation des sièges sociaux est, souvent, davantage soumise à des impératifs fiscaux que nationaux. Par exemple, le siège social d’ArcelorMittal (premier producteur mondial d’acier) se situe au Luxembourg. Cependant, la plupart des grands groupes industriels ont leur siège dans leur pays d’origine, mais la recherche de l’optimisation fiscale tend à exercer une pression de plus en plus forte sur l’implantation nationale des sièges sociaux des grands groupes industriels. C’est, surtout, dans la structure du capital des champions industriels nationaux que le caractère national tend nettement à s’effriter, voire à disparaître. Déjà, les parts détenues par les États se sont réduites comme une peau de chagrin (en particulier en France, avec les privatisations à partir de 1986 – voir tableau). Ainsi, la part détenue par des actionnaires nationaux (ou plutôt résidents) dans Total est de 28 %, de 26 % dans Peugeot. Le capital des champions industriels est donc de plus en plus cosmopolite, sauf en Chine où le capital des grandes entreprises reste toujours très contrôlé par l’État même si une réforme du statut des entreprises publiques est en préparation. D’ailleurs, le cosmopolitisme croissant des champions nationaux a des implications sur leurs stratégies (avant tout mondiales et moins centrées sur le marché national, le marché national n’étant qu’un marché parmi d’autres) et la nomination de leurs responsables (Air France vient de nommer un P.-D.G. canadien en la personne de Benjamin Smith).

La mondialisation économique ainsi que la globalisation financière ont modifié le caractère national des champions industriels. Les mouvements de mégafusions qui ont débuté dans les années 1990 ont, à la fois, renforcé la position des champions industriels nationaux lorsque ceux-là se réalisaient entre grandes entreprises nationales mais le développement des opérations transfrontalières altère le caractère national des grands groupes industriels (par exemple, la récente fusion entre Alstom et Siemens en 2017 ou encore le rachat par PSA d’Opel, anciennement détenue par General Motors). De plus, les États nationaux ont de moins en moins la main dans ces opérations car les logiques qui l’emportent sont celles du marché et des entreprises. Cependant, les champions industriels font encore de la résistance et tiennent une place centrale dans la mondialisation actuelle. D’abord, beaucoup de fusions/acquisitions ou de rapprochements d’entreprises se font entre entreprises nationales. Le secteur de la banque est assez caractéristique de cette tendance (BNP-Paribas en 2000, LCL-Crédit Agricole en 2003) et l’industrie chinoise reste encore très concentrée sur des bases nationales, même si l’extériorision des stratégies de concentration des entreprises chinoises s’affirme.

Les réussites des grands industriels sont souvent associées à la réussite d’une économie nationale, d’un modèle national. Ceci se vérifie dans la réussite des champions industriels allemands, américains, sud-coréens, chinois voire français (par exemple LVMH). La réussite d’Apple est associée à une certaine réussite du modèle industriel américain axé sur le dépassement de la frontière technologique, ou encore celle de Samsung, associée à la réussite de la stratégie de remontée de filière technologique dans une relation vertueuse entre État et grandes entreprises (les chaebols). Les États nationaux soutiennent, toujours, de manière prioritaire les grandes entreprises soit résidentes ou qui ont eu une histoire nationale. Comme le disait Antoine Riboud, ancien président et fondateur de Danone: « Danone, c’est comme la cathédrale de Chartres, on ne la rachète pas ! ». Pour J.-P. Agon, P.-D.G. de l’Oréal, « l’Oréal c’est comme Notre-Dame de Paris ! ». C’est bien le signe que les champions industriels nationaux font partie du patrimoine national, même si la réalité actuelle de la mondialisation tend à créer un fossé de plus en plus grand entre les stratégies ainsi que le fonctionnement mondial des champions industriels et leurs origines et intérêts nationaux. Les champions industriels nationaux sont toujours présents dans les systèmes productifs des économies. Certes, la mondialisation (surtout financière), les changements des stratégies des grands groupes industriels, le désengagement progressif de l’État dans l’action industrielle ont changé la donne des champions industriels nationaux. Mais, la concurrence internationale demande toujours une taille critique croissante des entreprises industrielles qui restent encore attachées à leur base nationale. L’émergence récente de certaines économies s’est souvent réalisée par le sas des champions industriels nationaux. D’une manière un peu paradoxale, les champions d’aujourd’hui sont à la fois nationaux mais, surtout, mondiaux car ils se réalisent à l’international.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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